Par Hind Ftouhi et David Goeury

Sur les parcelles s’activent des équipes de femmes qui coupent la luzerne. Ces femmes ne sont pas des propriétaires de parcelles, elles s’embauchent à la demi-journée. Elles vivent dans des petits logements qui ne leurs permettent pas d’avoir des animaux ou des jardins. La question est de comprendre comment cette activité très spécifique s’insère dans les trajectoires de ces femmes urbaines. La ville de Tiznit est au cœur d’une économie agricole où le salariat se développe très rapidement du fait de la demande croissante de main d’œuvre des fermes de Chtouka et notamment de Belfaa. Les bus se multiplient pour emmener de plus en plus de femmes tôt le matin vers ces grandes unités qui exportent des produits fragiles (tomates cerises, fruits rouges) vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Ces femmes sont désormais déclarées à la CNSS et disposent d’un salaire mensuel qui respecte la législation marocaine (près de 3000 dhs par mois). Alors qui sont ces femmes qui restent à Tiznit pour couper la luzerne pour une rémunération équivalente à 60 dhs la demi-journée sans cotisations sociales et sans garantie d’un travail régulier.

Ces femmes ont une connaissance très précise des opportunités d’emploi et plusieurs d’entre elles ont travaillé dans les grandes exploitations agricoles de Chtouka. Elles opèrent des choix fondés sur une connaissance précise des deux systèmes. La précarité apparaît alors comme un choix rationnel permettant d’articuler une activité professionnelle à de multiples contraintes familiales et personnelles.

Ici, nous allons revenir sur la trajectoire de deux femmes qui jouent un rôle essentiel car elles sont celles qui organisent les équipes de coupeuses de luzerne. Elles sont désignées par les agriculteurs comme « patrona » ou « cheffa » qui sont la féminisation en arabe dialectal des termes français de patron et de chef.

Yamna, une citadine de Tiznit

Yamna est une femme de 56 ans née dans un village Ayt Baamrane. Mariée avec un ouvrier qui s’embauche à Tiznit, elle s’installe dans l’ancienne médina à proximité de l’école du 18 novembre et donne naissance à deux enfants : sa fille aînée poursuit désormais ses études de droit à l’université Ibn Zhor d’Agadir, son fils entre en première année baccalauréat au lycée Al Massira de Tiznit. Elle a commencé à travailler depuis cinq ans pour participer aux dépenses du ménage du fait de l’inflation des prix et de la cherté de la vie. Les opportunités d’emploi sont rares. D’abord, elle est engagée comme femme de ménage ou cuisinière (tayaba littéralement celle qui cuit) lors des mariages. Elle travaille surtout l’été ou durant les fêtes. Elle travaille à Tiznit, à Aglou ou Mirleft pour nettoyer les maisons de vacances proches de la mer. Elle est rémunérée 200 dhs par jour et prise en charge pour son transport. C’est un travail intense et pénible. Parallèlement, elle rejoint une équipe de six femmes grâce à une voisine qui lui apprend à couper la luzerne. Aujourd’hui, Yamna est devenue celle qui organise la petite équipe de coupeuses de luzerne qui ne compte plus que trois femmes. Deux de ses camarades ont décidé de déménager dans la province de Chtouka Aït Baha où il y a plus d’opportunités de travail tandis qu’une autre a rejoint une autre équipe.

Il y a trois ans, Yamna avait deux options soit partir dans les grandes fermes soit chercher du travail à Tiznit. Or, Yamna souffre d’hypertension et sa vue se dégrade.  Du fait de l’usage systématique des pesticides dans les grandes fermes, elle préfère travailler à Tiznit où personne n’utilise de pesticide dans les champs de luzerne. Elle travaille à Targa et aussi à Boussensar. Elle préfère rester proche pour éviter les problèmes de transport. Elle est recrutée directement par appel téléphonique, soit lorsqu’elle travaille sur les parcelles où des agriculteurs viennent à sa rencontre directement.  Les propriétaires de parcelle la recrutent aussi comme femme de ménage. Ainsi, elle s’est progressivement construit un réseau de clients.

Avant la réutilisation des eaux usées, elle ne travaillait que trois mois par an principalement en automne où elle cueillait aussi les olives. Depuis la généralisation de la réutilisation, elle a du travail tout au long de l’année pour couper de la luzerne. Elle travaille généralement 5 à 7 demi-journées par semaine. Son équipe revient sur la même parcelle généralement tous les 1 à 2 mois selon le rythme de croissance de la luzerne. Elle est payée 50 dhs la demi-journée avec un repas (petit-déjeuner ou goûter) ou 60 dhs sans collation. Cette rémunération a augmenté car elle était de 40 dhs quand elle a commencé en 2021. Avec ces revenus, Yamna est devenue plus autonome car elle a désormais son propre argent pour se déplacer, pour aller au hammam, mais aussi pour donner de l’argent de poche à ses enfants et pour recevoir ses invités. Toutefois ce revenu reste instable et irrégulier selon la disponibilité du travail et selon les mois.

Dans son quartier peu de femmes s’engagent dans la coupe de la luzerne. Les femmes à la recherche d’emploi préfèrent travailler dans les fermes où elles bénéficient de la CNSS. Elle est éligible à daam (soutien en arabe qui désigne le programme d’aide sociale directe mis en place depuis décembre 2023) et reçoit 500 dhs par mois. Cependant, cette aide a été absorbée par la hausse des prix des denrées de base et tout particulièrement du gaz et de l’huile végétale. La voisine qui l’accompagne a travaillé plusieurs années dans les fermes mais avec daam et l’aide médicale universelle, elle préfère désormais chercher des revenus complémentaires à Tiznit qui s’avèrent moins pénible tout en lui permettant de rester proche de ses enfants.

Mina, une agricultrice chef de famille à Doutarga

Mina a 49 ans et habite à Doutarga dans un petit logement qu’elle loue à 450 dhs par mois avec son mari, originaire de la province d’Essaouira, qui était ouvrier mais qui souffre de rhumatisme depuis 2014. Mina est originaire de Doutargua où ses parents étaient agriculteurs. Elle a même hérité personnellement d’un vaste terrain de 1200m² mais sans accès à l’eau. Elle a 4 filles et un fils. Ces deux filles aînées sont mariées, son fils travaille avec son oncle qui est prothésiste dentaire, les deux plus dernières vivent toujours avec elle. Mina travaille comme ouvrière depuis 2002. Elle a appris par elle-même. Ces parents avaient une parcelle où ils cultivaient du persil et de la coriandre. Si elle ne participait pas aux tâches agricoles en revanche elle les observait. Elle s’embauche pour toutes les cultures que cela soit le désherbage, la collecte des oliviers, la récolte des carottes, des betteraves, des maïs et la coupe de la luzerne. Sa longue d’expérience d’ouvrière lui a permis de maîtriser de nombreuses pratiques culturales comme l’installation d’un réseau de goutte à goutte et l’épandage des fumures. Cependant, Mina ne veut pas travailler dans les fermes de Chtouka car elle ne veut pas se lever dans la nuit pour rejoindre les exploitations et se séparer de ses enfants.

Au fil des années, elle s’est constituée une réputation de femme sérieuse et intègre qui lui a permis de devenir chef d’une équipe d’une dizaine d’ouvrières. Les femmes lui font confiance et viennent la solliciter pour trouver du travail agricole malgré les rumeurs qui circulent dans le douar de Doutarga où certaines mauvaises langues l’accusent de se faire de l’argent sur le dos des femmes. Or le système choisi de paiement de l’équipe s’apparente au principe de la daret (tontine rotative pratiquée au Maroc). Les femmes récupèrent l’intégralité du paiement d’une demi-journée de travail à tour de rôle. Ainsi, elles disposent d’une somme plus conséquente qui leur permet de payer leurs dépenses plutôt que d’avoir une petite somme journalière qui suppose d’épargner. Elles peuvent ainsi payer leurs charges fixes. Ce système est aussi très transparent sur les conditions de rémunération.

En été, les femmes qui souhaitent participer à la coupe de la luzerne sont moins nombreuses. D’une part, les conditions de travail sont à la fois plus pénibles du fait de la chaleur, d’autre part elles sont aussi moins disponibles du fait des vacances scolaires et de la venue d’invités.

Son revenu est destiné principalement aux charges fixes : loyer, eau, électricité et besoins du ménage. Mina rêve d’accumuler l’argent nécessaire pour bâtir sa propre maison sur sa parcelle et ainsi se libérer des charges de loyer mais aussi d’avoir accès à l’eau pour mettre en pratique ses connaissances en agriculture. Elle espère y arriver une fois que ces deux dernières filles seront mariées. Elle pourra ainsi changer de mode de vie et travailler plus ponctuellement. Cependant, le contexte n’est pas favorable à l’épargne: « Je n’y arrivais pas avant la flambée des prix, désormais c’est encore plus difficile. »

Elle vient de s’inscrire pour la demande de l’aide sociale en tant que chef de ménage. Le moqadem sait qu’elle prend en charge la famille d’autant plus que son mari est régulièrement absent depuis qu’il a arrêté de travailler. Il se rend régulièrement dans son village d’origine dans la région de Haha. Elle veut être enregistrée à son nom pour être sûr d’accéder à l’argent tous les mois que son mari soit présent ou absent.

Conclusion

Ces deux patronas illustrent les dynamiques complexes autour des opportunités de travail agricole suite à la réutilisation des eaux usées pour la culture de la luzerne. Le travail offert permet à des femmes avec des enfants à charge de trouver un emploi plus flexible que l’engagement dans une ferme dans la province de Chtouka. Malgré le développement des transports, la ferme reste loin de la famille, l’activité très pénible et contrainte par un emploi du temps strict. Par ailleurs, l’usage des pesticides est aussi un frein pour de nombreuses femmes qui souffrent de problèmes de santé. La possibilité de cumuler l’aide sociale directe généralisée depuis décembre 2023 et le revenu du travail agricole qui est devenu de plus en plus régulier depuis la mise en marche de la distribution des eaux épurées permet à ces femmes d’arbitrer en fonction de leur situation personnelle. Parmi les ouvrières interrogées, une déclare avoir abandonné le travail salarié au sein d’une ferme dès qu’elle a obtenu l’aide sociale directe et l’inscription à l’Assurance maladie obligatoire (AMO). Une autre qui a plus de 60 ans n’a pas vu son contrat renouvelé par le groupe Azura à Belfaa alors qu’elle souhaite continuer à travailler. Elles ont donc rejoint une équipe de coupeuses de luzerne où se nouent des relations de solidarité plus larges liées aux dynamiques de voisinage.

Ces profils féminins des patronas et des ouvrières est complémentaire des jeunes entrepreneurs agricoles qui investissent dans le périmètre irrigué pour produire des aliments de bétail mais aussi pour développer l’élevage laitier. Ces deux nouvelles figures du travail agricole (l’entrepreneur et l’ouvrière) viennent rompre avec les exploitations familiales où tous les membres sont mobilisés. Cette complémentarité est aussi à comprendre avec le rythme de croissance de la luzerne qui est devenu la variété phare du périmètre irrigué par les eaux usées. La croissance rapide et drue de la luzerne nécessite un rythme soutenu de coupe qui doit se faire dans un temps court tous les 40 jours.

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