Par Mohamed Mouskite, David Goeury, Khadija Zahi, Amandine Vaccaielli et Lucia Bordone

Fatima est une éleveuse que nous connaissons depuis plus de 7 années déjà. En 2016, elle était avec sa voisine Fadma l’une des deux seules femmes enregistrées en son nom personnel au sein de la coopérative laitière qui collectait le lait depuis un petit dépôt installé au sud de la ville de Tiznit dans un espace mis à disposition par la direction provinciale de l’agriculture à destination de la COPAG. Lorsque nous revenons à Doutarga pour enquêter les femmes inscrites comme membre de la coopérative de Bounamane qui a pris le relais désormais, c’est immédiatement vers elle que les autorités nous réorientent. Elle est sur sa parcelle mais n’hésite pas une seconde à interrompre la cueillette de la luzerne qu’elle laisse à sa fille pour nous rejoindre avec un enthousiasme non feint. Elle se souvient de nous et surtout elle veut nous montrer les nouveautés. Elle nous informe que  Fadma a délaissé l’élevage bovin, après l’émigration de son fils. Devant son étable, nous retrouvons une de ses filles entrain de décharger la récolte quotidienne de luzerne. Elle esquive la conversation, en disant simplement qu’elle aide sa mère pour lui laissé toute la place. Lorsque nous entrons dans l’étable dédiée à l’engraissement, elle s’exclame : « photographiez les poulets. C’est nouveau cela ». Commence alors un très long entretien durant lequel Fatima va présenter les transformations de son exploitation.

Alors que le Maroc connaît une sécheresse particulièrement sévère depuis 6 années et un recul de la production laitière qui a obligé le ministère à multiplier les aides à la reconstitution des cheptels en 2023, Fatima a fortement développé son cheptel disposant désormais de plusieurs vaches laitières de race holstein et en engraissant de nombreux veaux. Son cheptel a été multiplié par plus de trois. A cela, elle a ajouté une activité d’élevage de poulets. Cette dynamique entrepreneuriale l’amène à privilégier un nouveau registre de langage, celui du travail bien fait.

Ici, nous détaillerons avant tout son activité d’éleveuse de vaches laitières pour interroger son rapport au travail, l’organisation familiale que cela suppose, la relation à la performance productive des animaux et enfin le défi d’intégrer une structure de coopérative laitière.

Travail consciencieux et pénibilité : l’éthique au travail

En 2017, l’entretien avec Fatima s’était fait en miroir de celui de sa comparse Fadma. Immédiatement, nous prenons des nouvelles de sa voisine. Fatima nous explique alors

« Fadma n’a plus que quelques chèvres et des moutons. Elle est fatiguée. C’est difficile pour elle d’élever des vaches. Elle est désormais toute seule à la maison. Son fils vient d’émigrer à l’étranger. Cela ne fait pas longtemps. Il était moqadem (agent d’autorité de quartier). Il est parti avec sa femme et son fils. Ils avaient un visa touriste et ensuite ils sont restés. » Fadma avait déjà deux filles en France. « L’une de ses filles a des enfants adultes. L’autre fille a émigré clandestinement. Elle n’a pas de papiers. Donc, ne vient en visite que sa fille qui a des papiers. C’est pour cela qu’ils ne veulent plus faire de l’élevage. Ces deux filles lui conseillent de ne pas travailler dans ce qui est pénible (tammara). »

Quand on lui demande, si elle ne souffre pas de la pénibilité du travail agricole, elle répond : « ce qui est pénible (tammara), c’est pour celui qui n’a rien à faire. Celui qui a quoi faire, il oublie les maladies qu’il a. Ici, même si je travaille, j’oublie ce que j’ai. En revanche, celui qui est à la maison, il dit qu’il a mal ici, qu’il a mal là. Moi quand je suis ici, quand je vois tout cela, quand je vois ses créatures divines (malkhoukate) en train de manger, je me sens bien (iaadl el khatar) ».

Fatima insiste désormais sur la question du sérieux au travail (yaqine) et de mener les tâches qu’imposent l’élevage avec l’innocence pieuse (niya). Elle dénonce tout acte de tricherie (riba) qui amènerait à une punition divine. « Ce bien (kheir) est exigeant » dit-elle.

Fatima a modifié son registre de langage en passant d’une approche empathique à une approche beaucoup plus performative sur l’action à mener dans un ordre religieux. En revanche, elle reste toujours très éloignée du lexique administratif et médical spécifique à la coopérative et aux protocoles sanitaires.  Pourtant elle s’est rendue à Bounamane pour participer aux assemblées générales pour la constitution et le renouvellement du bureau. Sa relation avec la coopérative est avant tout commerciale.

Ce qu’elle retient avant tout, ce sont les bonnes pratiques qui lui sont communiquées par le collecteur de lait et sa voisine. Il apparaît alors une circulation complexe de l’information qui est intermédiée sans forcément qu’elle suive de formation pratique.

Entreprendre avec sa famille : un fils et des filles

Fatima n’est pas seule. Elle travaille avec sa fille qui n’est pas mariée. A la maison, les tâches ménagères sont assurées par une autre de ses filles, récemment divorcée qui élève seule une petite fille. Son fils et sa belle fille ont quitté la maison familiale pour une maison à proximité de l’école de Doutarga. Son fils reste très présent malgré son travail de marin et ses absences régulières qui durent deux mois, le temps des campagnes de pêche. Il a achevé sa formation de marin et est a monté en grade. Il est désormais capitaine de navire (raïs). Entre deux campagnes en mer, il revient à Doutarga est joue un rôle essentiel dans le soutien des activités agricoles de sa mère. Il a investit dans le creusement d’un puits sur la parcelle familiale. Il a financé l’aménagement de l’étable d’engraissement. Il a permis l’acquisition de vaches laitières Holstein et surtout achète les aliments composés pour le bétail.

Fatima nous rappelle qu’il est difficile d’entreprendre seule et que le développement d’une exploitation agricole est une affaire de famille.

Le retrait de Fadma est en partie compensé par l’implication d’une autre voisine Rkia. Rkia n’a aucunement les mêmes vélléités entrepreneuriales mais elle possède une vache croisée et surtout elle a accès à des informations techniques précieuses via un de ses neveux qui est ami avec un vétérinaire. Rkia est alors devenue une comparse avec laquelle elle discute régulièrement élevage.

Des vaches beldies aux vaches roumies : passer d’une économie de la juste mesure à une économie de la performance productive

Lorsque nous rentrons dans l’étable, nous nous étonnons, « Tu n’as plus de vache Beldie ? ». Elle nous répond «  non, car elle ne donne pas de lait ou sinon dans des quantités très limitées ». Elle revient alors sur son histoire avec les vaches.

« Mes parents n’avaient qu’une seule vache beldi. Mon père était un taleb (guide la prière et enseigne le Coran). C’étaient mes frères qui s’en occupaient pour la traction de l’eau depuis les puits. Cela a duré jusqu’à ce que mes frères émigrent en France et qu’un autre soit recruté dans l’armée. Alors, ils ont délaissé cette activité. Mon mari n’avait pas de cheptel. On a attendu longtemps avant qu’il achète un jardin (ourti). Il a acheté son jardin avec un puits et il y faisait du maïs et des aliments pour le bétail. Cependant, quand mon mari est devenu âgé, le jardin est devenu sec (ikkour : parcelle sèche délaissée). Mon fils a alors creusé un nouveau puits et construit une petite pièce sur la parcelle. Il a semé de la luzerne, et planté des oliviers avec un ouvrier (akhdam) qui s’occupait de la luzerne et la menthe et nous faisions la collecte. L’ouvrier avait la moitié (menassa).

 « J’avais deux vaches beldi medrousset ourgui yate ». Medrousset est un qualificatif très péjoratif qui désigne la carcasse laissée aux bêtes sauvages car inutile sale et abandonnée. Ourguin yate signifie qui n’a aucune valeur. Elle les a tout de même vendues l’une  à 4000 dhs et l’autre 6000 dhs. Ces prix sont bien sûr très loin des prix d’achats des vaches laitières hosltein qui dépassaient à l’époque les 20 000 dhs et aujourd’hui peuvent atteindre les 50 000 dhs.

« Avec cet argent, j’ai dit à mon fils, j’ai besoin d’une vache. Il m’a acheté 2 génisses (Taoumat). L’une à Tiznit  de Said Mijja et l’autre à Belfaa. »

Mon fils s’occupe de son travail et moi je m’occupe des vaches. Ces vaches ont besoin de financement. On s’investit dans des travaux pénibles pour ses vaches. Ces vaches sont trop chères et leur alimentation est très chère. Malgré tout on arrive à les satisfaire même si le plus coûte 225 dhs par jour.

J’ai une parcelle très vaste. Nous avons un puits mais malgré cela ce n’est pas suffisant car nous manquons d’eau. L’irrigation par les eaux usées est irrégulière. Si on compte uniquement sur l’irrigation par les eaux usées, la luzerne risque de devenir sèche car la plante a toujours besoin d’eau. J’utilise alors l’eau du puits comme supplément. Il est arrivé qu’on attende l’eau de la station d’épuration jusqu’à 3 mois (en 2023, il y a eu des travaux sur le collecteur principal). La luzerne a besoin d’être irriguée tous les 10 jours. L’eau est rare et tout le monde le veut.

Cependant, cela n’est pas suffisant. « J’achète donc de la luzerne sèche à 90dhs la balle. J’achète aussi de la paille. La luzerne n’engendre pas le lait. La luzerne est juste un complément qui les aide. Il faut aussi de la noukhala (mouture). Si tu n’as que de la luzerne, elles ne te donneront que 5 à 10 litres de lait  maximum. Ce que je gagne du lait tous les 15 jours, j’investis dans le Plus et le Cheminda (aliments composés et compléments alimentaires). J’achète 15 à 20 balles de paille qui durent 15 jours. Au final de ce que je produits comme lait, il ne me reste rien. Il me reste juste un peu de lait et de beurre que l’on consomme. »

« Les Holstein boivent beaucoup d’eau car leur alimentation nécessite beaucoup d’eau. Les vaches beldies tu ne leur donnais que de l’herbe. Elles mangeaient ce dont elles avaient besoin et laissait le reste. Les vaches roumies (étrangères, sous entendues Holstein) peuvent manger du matin au soir. Elles ne laissent rien jusqu’à ce que leur ventre explose. Il faut leur donner la juste mesure (elkiyas). Si tu leur donne plus, elles auront mal au ventre et vont être malades. La vache beldie mange à sa mesure mais la Holstein tu dois intervenir. Tu entends, elles ont faim. Elles mangent beaucoup. J’attends justement un triporteur qui va m’amener la paille. »

Fatima continue d’agrandir son troupeau : « Il y a 4 mois, j’ai acheté une nouvelle génisse via la coopérative à 50 000 dhs. On rembourse la coopérative chaque année. Les agents de la coopérative ont interrogé les membres pour les inscrire. Je ne sais pas d’où ils achètent les vaches. Nous sommes informés par les collecteurs de lait qui relaient l’information. A la fin de l’année, ils nous informent sur les traites à rembourser par un papier dans l’enveloppe. »

Les vaches ont une durée de vie limitée. « C’est difficile de tenir la vache durant toute sa vie. Cette vache a donné naissance à 7 ou 8 veaux. Quand elle devient difficile à vêler et qu’elle devient vieille ou quand elle a des difficultés à se tenir debout, alors, dans ces cas là, elle doit sortir (dans le sens, elle quitte l’étable vendue au boucher) et être remplacée par sa fille qui est encore jeune. Celle-ci, je vais la vendre prochainement car elle me donne seulement un peu de lait. Elle est fatiguée. Les acheteurs viennent la chercher pour la revendre à nouveau. Moi je ne ramène pas ma vache au souk, c’est mon fils qui fait venir les acheteurs. Il connaît bien les acheteurs. Il y a des bouchers et des marchands qui vendent aux bouchers. Ils sont nombreux et ont beaucoup acheté de bétail chez moi. Ils nous demandent si nous leur donnons du pain ou des aliments verts parce que quand tu leur donnes de la luzerne verte le gras devient jaune. Quand tu leur donnes du maïs, le gras devient plus épais que la viande. La vache devient très grosse mais le gras ne sert à rien. C’est la même chose pour l’orge. Il ne faut pas donner la luzerne aux animaux destinés à la viande. Les gens donnent des fèves, du maïs, des aliments composés (chemnadar). »

L’acte de vente est un aboutissement pour les éleveurs et les éleveuses. C’est un moment d’afflux d’argent chargé de lourds enjeux  si bien qu’ils préfèrent être discrets et loin des yeux des voisins. La vente des vaches laitières âgées relève aussi d’un ordre différent. La qualité de leur viande est dépréciée, elles sont vendues à un prix bien plus faible que les jeunes mâles engraissés.

La question de la reproduction des vaches est centrale. « Désormais, on ne fait que la piqûre (Fatima utilise un terme générique qui désigne toute les formes d’injection par seringue pour désigner l’insémination artificielle mais qui est aussi utilisé pour la vaccination). C’est rare de trouver un taureau désormais. Par ailleurs, c’est difficile de le gérer.  On ne paye directement pas si on passe par la coopérative (le coût est de 280 dhs mais il est prélevé sur le lait livré) mais si tu demandes à quelqu’un d’autre tu payes 200 dhs. Il y avait un seul inséminateur mais il est parti à Taroudant. Si la vache est fécondée la première fois, pas de problème mais si cela ne fonctionne pas, au bout de 28 jours tu dois recommencer. »

La question de la reproduction est fortement facilitée. Plus besoin de chercher un taureau, de déplacer les animaux, ce qui demandait plusieurs heures d’efforts.

Cependant, les vaches Holstein nécessite une vigilance accrue avant, durant et après le vêlage. « Je déplace les vaches pleines dans cet espace, trois mois avant le vêlage et je les laisse libres. Le volume de lait se réduit quand les vaches sont pleines. Après 6 à 7 mois après l’accouchement, le lait se réduit à nouveau à 3 ou 4 litres. Quand, elle est enceinte, le lait se réduit. Quand elle accouche le volume augmente à nouveau. Puisque les vaches sont enceintes en alternance, je produis du lait toute l’année. Je ne la traite pas deux mois avant son accouchement parce qu’il lui manquerait le calcium c’est cela que le vétérinaire m’a dit. Le vétérinaire interdit de la traire deux mois avant son accouchement. Il me dit de ne pas lui donner ce qui est vert. Juste après son accouchement, il y a beaucoup de lait. On la traite alors que son fils tête. Si tu la traites pas, elle devient sèche. »

Fatima veille sur la production permanente du lait en quantité et en qualité afin de disposer des revenus nécessaires pour l’alimentation des autres vaches et des veaux. Les vaches laitières et les jeunes veaux sont logés dans des bâtiments accolés à son logement. Fatima est très préoccupée par la question de l’alimentation qui nécessite un travail continue auprès des vaches Holstein. Elle prend de l’âge et se sent plus fatiguée. Elle doit donc s’appuyer sur sa fille pour assumer les tâches liées au développement rapide de son investissement dans l’élevage laitier.

Les veaux : arrachement et distance

Fatima a aussi de nombreux veaux qu’elle engraisse. Cette activité est souvent considérée comme la part rentable de l’élevage laitier. Cependant, l’élevage de veaux pour la viande suppose une organisation spécifique et surtout une relation distanciée à l’animal.

« Après 15 jours, j’isole le veau de la mère. Sinon, il tête et il va lui faire mal. Tu vois ici, ce veau a deux mois mais l’autre n’a que 20 jours. Quand il s’habitue à téter sa mère, c’est difficile de le séparer. Il faut l’arracher, hiyyed (arrachement à la mère avec une forme de violence).Parfois, tu dois le frapper, le tirer. C’est difficile de gérer cette situation. Lors de la naissance, je les laisse manger ensemble avec leur mère. Je les laisse mettre leurs mufles dans l’eau pour qu’ils s’habituent à boire le lait tous seuls. Après, ils peuvent boire plus facilement dans un seau. Ceux que tu vois, ils boivent du lait dans le seau. Pour les veaux Holstein, je leur donne un seau de lait en matinée et un en après-midi. Mais pour les veaux beldi, c’est différent, ils ne font pas comme cela, ils tètent jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits (ar tchebaa) et s’arrêtent en te laissant toujours du lait. Les roumis (modernes, sous entendu les Holstein) peuvent téter leur mère sans rien te laisser. Cependant les veaux beldis restent toujours petits. Pour les veaux roumis, on achète un sac de poudre de lait concentré à 600 dhs. C’est comme Nido (marque de lait en poudre pour les nouveaux nés). On le met dans l’eau un peu tiède et on le mélange et on leur donne à boire. Tout cela est dur. Cela demande d’être consciencieuse (yakine). On leur donne ce lait jusqu’à ce qu’ils puissent manger les autres aliments. Actuellement, les veaux que tu vois sont en transition. Cette période dure jusqu’à ce qu’ils aient 4 mois. Quand le veau à 4 mois, je le déplace dans l’autre étable. C’est un homme (son nom est Bouzid) qui travaille avec le frère de Rqia qui nous a dit cela car il est vétérinaire et c’est Rqia qui nous a transmis ces informations. De temps en temps, Rqia nous dit Bouzid a dit cela, Bouzid a dit cela. Elle nous a dit combien de temps le veau doit téter et combien de quantité.

Après, les veaux je les garde 2 ans. Une fois ce temps écoulé, Je n’ai rien à faire avec eux. Ils doivent laisser la place aux autres. Mon fils appelle le boucher car le souk est trop loin. Ce veau que tu vois est trop maigre pour la vente. Il a besoin de beaucoup d’alef (alimentation animale pour engraissement). »

L’engraissement des veaux est en tension avec la production laitière. Pour Fatima, il s’agit donc d’organiser la séparation et l’apprentissage progressif du veau de l’autonomie. A cela s’ajoutent les mesures sanitaires nécessaires à sa bonne santé tout en facilitant les interventions de Fatima. La gestion de l’espace et l’accès à l’ombre sont un enjeu primordial. Les vaches supportent difficilement la lumière du soleil et les très fortes chaleurs (la température extérieure peut atteindre 46  degrés). Les étables ont un nombre de  places couvertes limitées.

La coopérative laitière de Bounamane entre opportunité commerciale et intégration d’un cadre réglementaire strict

Fatima a expérimenté deux modalités de commercialisation. Alors qu’elles n’avait que des vaches de race locale, elle a essayé de vendre directement son lait en se créant un réseau de clients dans la ville de Tiznit. Cependant, cette aventure commerciale a été très difficile à mettre en place et offrait des débouchés limités. Intégrer la coopérative qui lui a ouvert des perspectives commerciales beaucoup plus intéressantes, lui permettant de développer son projet d’élevage.

« Avant, j’avais du mal à trouver à qui vendre le lait. Je me déplaçais à Tiznit et je rentrais dans les crémeries le visage caché. Mais ils me rejetaient. Les gens n’achetaient qu’auprès des entreprises. J’ai fait le tour de tous les cafés et de toutes les crèmeries mais tous avaient le même discours « je n’achète qu’aux entreprises ». J’arrivais à une situation désespérée. Je rentrais avec le lait caillé et je le donnais à mon mari pour qu’il le vende à Igui Wassif (nom donné l’avenue Sidi Abderahmane qui traversent la médina de Tinzit du nord au sud). Un jour je suis tombée sur Haj Messaoud qui a un moulin à grain. Je lui ai proposé du lait à 4dhs. Je passais chaque jour avec mon âne pour lui apporter ce litre de lait. Je gagnais 4 dhs. C’est rien. Puis sa fille a été recrutée à l’agriculture (la direction provinciale de l’agriculture ou DPA). Un mois après son recrutement, elle m’a demandé si je voulais fournir du lait à des familles proches de la banque populaire (la famille Jaouhari). Je ramenais alors 3 litres vers Tiznit. Puis la fonctionnaire, m’a présenté une de ses collègues à la DPA qui avait besoin d’un litre et demi. J’arrive à 4 litres et demi. Puis les Id Akchouch, proche Id zékri, et puis une femme Ba Fatim avaient besoin d’un litre. Je suis devenue très heureuse car j’atteignais 10 litres de lait par jour. J’étais l’unique femme à Tiznit à vendre 10 litres. Puis j’ai interrogé Fadma Arroud car elle fournissait son lait pour le déposer à la DPA auprès de la coopérative (avant que tout soit installé à Bounamane). C’était un petit stock et ils ont accepté mon lait pour un prix de 4 dhs. Je leur ai indiqué où se trouvait ma maison et j’ai dit au revoir aux Tiznitis. Désormais, les agents de la coopérative viennent collecter mon lait matin et soir. C’est bien on te paie chaque 15 jours. Quand il y a un surplus (fayd qui signifie aussi débordement), ils te donnent ta part. Le prix du lait était assez faible à 3,75 dh mais maintenant il atteint les 5 dhs. La coopérative vend de l’aliment avec un prix réduit. Le sac de 40 kg d’aliments composés est au prix de 125 dhs alors qu’il est vendu à 225 dhs ailleurs.»

Cependant, l’intégration de la coopérative suppose de se plier à une certaine rigueur. « Je traite les vaches à la main avec ma fille. Je fais la traite chaque jour à 4h00. Si je ne me réveille pas tôt, je vais manquer le chauffeur de la coopérative qui passe à 5h00. Quand les vaches sont bien nourries, elles peuvent donner 8 à 10 litres. A 15h30, le chauffeur repasse pour collecter la deuxième traite. ». Pour des raisons de protocole sanitaire, la coopérative ne prend pas le risque de collecter du lait cru qui aurait été conservé dans un réfrigérateur. Pour cette raison, elle n’accepte que le lait traits dans les heures qui ont précédé la collecte. La chaleur du lait est donc un critère d’évaluation de sa qualité. La collecte impose un rythme de production très rapide et régulier. L’élevage laitier impose un travail continu sans congés.

« La coopérative nous a dit il faut éviter de donner les aliments verts car cela fait gonfler les vaches. Il faut donner la luzerne séchée. Il faut donner de l’ensilage et du plus. La paille ne donne pas de lait. C’est rien. Nous on donne la paille car les aliments composés sont trop chers. Si tu veux produire beaucoup, il faut donner beaucoup. »

« J’ai une machine mais je ne l’utilise plus car c’est difficile de la passer dans le fumier là. Il est possible de la passer uniquement dans des endroits dallés. On avait l’habitude de la porter avec ma fille mais c’est trop lourd. Cela me faisait de la peine de voir ma fille porter la machine. J’ai mis la machine à l’intérieur de la maison et je traite à la main. Seule ma fille m’aide. La coopérative nous dit de ne pas mettre le lait dans le plastique mais d’avoir des bidons d’inox. Ils ne veulent plus le lait dans des bidons de plastique. Ils m’ont fourni deux bidons d’inox. Ils coûtent 1500 dhs chacun et leur prix à été prélevé sur le prix du lait que j’ai vendu. Ils me retournent le bidon du matin l’après-midi et je leur en donne un autre qu’il me rende le matin. »

La coopérative s’assure de la qualité du lait et notamment du taux de matière grasse. « La coopérative va découvrir facilement si tu mets de l’eau. Ils mettent cela devant nous. Ils le vérifient devant nous. C’est riba de rajouter de l’eau (riba désigne tout avantage ou surplus perçu par l’un des contractants sans aucune contrepartie acceptable et légitime du point de vue du droit coranique). Ils ne vont pas accepter le lait. Si tu as un surplus de lait du matin et que tu le mets au réfrigérateur. Ils vont m’interroger si j’ajoute le lait froid. Et ils vont dire que mon lait est faible. Le lait doit être chaud. Ils m’interrogent si je ne mets pas des médicaments notamment aux mamelles. Ils m’interrogent si les mamelles ne sont pas malades. Alors le collecteur m’informe qu’il y a des restrictions et les gens sont sévères. Mettre de l’eau au lait va affecter les vaches d’événements et les exposer à une vengeance divine (la tricherie est punie par dieu). Ce n’est pas bien de tricher. Il y a des machines qui vont découvrir cela. C’est impossible. »

L’échec de la coopérative féminine de chèvres : une expérience en miroir

Elle oppose d’ailleurs deux expériences de coopératives distinctes. L’expérience de la coopérative de chèvres et l’expérience de la coopérative laitière bovine.

L’expérience de la coopérative féminine de chèvre s’annonçait sous de bons auspices mais s’est mise à dysfonctionner.

« On avait loué une maison à 600 dhs pour abriter tout le cheptel. Elle était bien aménagée avec un espace pour entreposer la nourriture, un abri pour les chèvres. Il y avait même deux citernes. On prenait de l’eau de notre voisine,  car ces chèvres boivent beaucoup d’eau. » Cependant, rapidement, les difficultés s’accumulent. « On avait créé une coopérative avec les autres femmes mais elles ne voulaient pas travailler. Les chèvres nous avaient été données comme une subvention. Mais après 3 années, les autres femmes ont décidé de les répartir et chacun a pris sa part dans sa maison. »

 « On avait reçu 50 chèvres. Au moment du partage j’en ai obtenu 3 alors qu’on était 12. Beaucoup de chèvres sont mortes ou tombées malades par maltraitance parce qu’elles étaient nourries avec du pain gonflé d’eau. Les femmes n’avaient pas la niya (l’innocence pieuse) pour s’en occuper. Certaines laissaient les chèvres affamées jusqu’à ce qu’elles mangent les portes en bois. On travaillait à tour de rôle. Ces femmes ne voulaient pas travailler. Elles ne voulaient même pas apprendre. Elles avaient d’autres occupations et elles pouvaient partir pour des mariages et laisser les chèvres dans l’étable collective que nous avions louée. Mais mon esprit ne pouvait pas les laisser comme cela, même si ce n’était pas mon tour de rôle, je ne voulais pas les voir avoir faim. Les femmes me disaient cela ne te concerne pas, car c’est notre tour de rôle et donc on leur donne ce que l’on veut. De plus, les chèvres ne donnaient pas assez de lait. Une femme étrangère d’Agadir venait pour collecter le lait et le transformer en fromages mais nos chèvres fournissaient seulement 5 litres par jour car c’étaient des petites chèvres et pas des tiroumines (des races étrangères à haute productivité). Elles n’avaient pas de grosses mamelles. On s’occupait de leur nourriture et elles nous donnaient des boucs que mon fils a vendus avant l’aid kebir. Il nous a ramené de l’argent : 12 500 dhs. On a donné l’argent à la présidente pour acheter des aliments pour le bétail. Elle nous a alors donné 1000 dhs à chacune. Mais ce n’était pas rentable. Les femmes ont des maris et des enfants et cela les préoccupe. Les maris ont déclaré à leurs épouses qu’elle ne gagnait rien, aucun bénéfice. C’est dur pour une femme de ne pas te mettre d’accord avec ton mari. Alors, on a mis fin à l’initiative et chacun a emporté ses chèvres. »

Elle conclu ainsi : « La coopérative laitière de Bounamane a réussi. Elle regroupe des hommes et des femmes. Chacun a son bétail dans sa maison. Si on mettait tout le bétail dans un endroit nous serions en désaccord. Le tour de rôle ne fonctionne pas. Cela crée des conflits. »

Fatima fait reporter l’échec sur les comportements individuels. Les deux coopératives relèvent aussi de deux ordres différents. La COPAG a été initiée par des grands exploitants agricoles qui cherchent à solidariser un maximum d’éleveur pour pouvoir réaliser des économies d’échelle et s’imposer sur le marché marocain des produits laitiers. A contrario, la coopérative de chèvres est un projet qui a été financé entièrement par la direction provinciale de l’agriculture. Les femmes s’inscrivent par effet d’aubaine mais sans avoir conscience des multiples contraintes de gestion d’un côté, et de la production très limitée de lait qui est par ailleurs dans un circuit très fragile de commercialisation. L’absence de revenus réguliers n’a pas encouragé les membres à poursuivre le projet. La dynamique collective s’est donc transformée en dynamique individuelle qui perdure puisque Fatima a conservé ces chèvres et mis en place une activité d’engraissement complémentaire de l’élevage bovin. C’est donc pour elle devenue une opportunité de diversification de son activité, tout comme l’élevage de poulet.

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